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Nos différences


Interview de Mansoor Hekmat sur le communisme-ouvrier, daté de l’automne 1989. Mansoor Hekmat milite alors dans le Parti communiste d’Iran, organisation non stalinienne fondée en 1983 qu’il devait quitter en 1991 pour fonder le Parti communiste-ouvrier (cet interview contribue d’ailleurs à en comprendre les prémisses).

Question: Le rapport sur «la situation internationale et l’état du communisme» qui se penche sur le déclin et la crise du socialisme bourgeois, décrit le communisme ouvrier comme la seule force de progrès dans le contexte actuel, à savoir la désintégration du socialisme bourgeois et une vaste offensive de la bourgeoisie contre le socialisme. Quelques mois seulement se sont écoulés depuis l’adoption de ce texte par le 3° Congrès du Parti communiste d’Iran, mais les événements ont évolué à une vitesse incroyable: évolution en Pologne, désintégration de la Yougoslavie, bouleversement en Hongrie, évolution rapide en Union soviétique même, et récemment soulèvement de masse et répression sanglante en Chine. Pouvait-on imaginer que le processus se développe si vite? La «crise du communisme» est déjà devenue une expression martelée par les médias bourgeois occidentaux. Quel est ton point de vue sur les événements récents?

M.H.: Les événements des derniers mois ont confirmé, mieux que tout argument avancé au 3° Congrès, la justesse de nos analyses présentées dans le rapport. Dans ce rapport nous n’annoncions pas une longue période de changements, mais la rapidité des événements récents est vraiment impressionnante. L’évolution de l’URSS et du bloc de l’Est d’une part, et les récents événements en Chine d’autre part, montrent les différents aspects de l’effondrement du socialisme bourgeois. Il existe entre eux des différences qui ne doivent pas être sous-estimées. Comme camp socialiste bourgeois, pôle du mouvement soi-disant communiste, le socialisme bourgeois en Chine avait fait faillite très rapidement. Le maoïsme a été défait et a quitté la scène politique dans les années 70. L’abandon des prétentions socialistes dans la Chine d’après Mao a aussi été rapide. Les manifestations actuelles en Chine révèlent plutôt les difficultés d’adaptation matérielle de la structure administrative aux orientations déjà posées, en matière de politique économique et d’idéologie. Nous voyons là l’achèvement d’un processus déjà engagé, ayant discrédité le socialisme bourgeois tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. En un certain sens, ces événements, qu’il ne s’agit pas de minimiser, sont moins importants que ceux qui ont lieu dans la société soviétique par leur impact international. En Union soviétique on assiste à un tournant qui, indépendamment de ses effets sur les relations internationales, est en train de clore le chapitre du socialisme bourgeois qui avait existé jusqu’ici. Les changements politiques sont allé plus vite que les changements économiques. Mais le processus irréversible en cours, qui a déjà ruiné intégralement le modèle capitaliste d’État, s’achèvera dans la dissolution complète du camp soi-disant socialiste et la disparition du socialisme bourgeois soviétique. Ce n’est pas seulement une catastrophe pour ceux qui ont pu être appelés les révisionnistes, car avec l’effondrement de ce courant ce sont toutes les autres tendances pseudo-marxistes non prolétariennes qui étaient nés de la critique de ce courant qui vont aussi prendre fin.

S’agit-il de la «crise du communisme» ou de la «fin du communisme»? Je ne vois pas le monde comme un champ de bataille doctrinal. La véritable histoire, c’est celle des mouvements de classes, celle des mouvements sociaux. Bon c’est sûr, «quelque-chose» s’est effondré et a pris fin. C’est la défaite du mouvement bourgeois capitaliste d’État. La bourgeoisie l’a appelé communiste et l’a présenté comme tel à des millions de gens. Historiquement, ce mouvement capitaliste d’État est survenu à côté, s’imposant progressivement comme le courant officiel du communisme. Le mouvement socialiste des travailleurs, c’est-à-dire la lutte anticapitaliste du prolétariat dans la société contemporaine, a poursuivi son existence à côté de ce communisme officiel, et naturellement avec la suprématie de cette tendance capitaliste d’État, a enduré des hauts et des bas. C’est un autre mouvement auquel, dans la lignée du Manifeste communiste, je fais allusion en parlant de communisme ouvrier. L’échec du socialisme bourgeois en URSS, et avec lui de tous les socialismes non ouvriers, de la gauche nationale-réformiste au populisme, a alimenté l’arrogance anti-marxiste de la bourgeoisie. Celui met aussi le communisme ouvrier sous une plus grande pression idéologique. Mais la crise du socialisme bourgeois ne sape pas les fondements du communisme ni ne le met en crise. Au lieu de cela, comme je l’ai écrit dans le rapport au Congrès, et l’ai expliqué au séminaire sur le communisme-ouvrier il y a quelques mois, une nouvelle période de la lutte communiste des travailleurs est devant nous. Les fondements du communisme retournent dans la classe ouvrière. Le communisme ouvrier, comme mouvement social, retrouve sa place réelle dans la société. Ce mouvement a une force immense. Contrairement à ceux qui ont proclamé la fin de Marx et du marxisme, je vois la décennie à venir comme celle d’un retour du marxisme, parce que le marxisme est le mouvement social, le mouvement de protestation anticapitaliste des travailleurs, qui relève la tête après la défaite de la révolution d’octobre et des années de suprématie des mouvements faussement socialistes de la bourgeoisie. Pas besoin d’attendre longtemps: je crois que les années 90 seront une décennie de luttes ouvrières radicales dans les centres industriels d’Europe de l’Ouest et verront une nouvelle génération de partis communistes, les partis communistes ouvriers. Je pense que le marxisme comme critique en profondeur de la société capitaliste et comme théorie n’est pas sujet à crise. Même les développements actuels ne sauraient l’incriminer. L’effondrement des forces non ouvrières qui s’étaient accrochées au marxisme pour cause de nationalisme, de démocratie, de réformisme ou d’industrialisation, ne fait que confirmer ça.

Question: Il semble que le Parti communiste d’Iran subissent des évolutions avec ces changements dans le monde, que des membres du parti et même des observateurs attentifs de notre littérature, notamment après le 3° Congrès, remarquent des frictions, voire des conflits à l’intérieur du parti. Ton rapport au 3° Congrès et la discussion qui s’en est suivie, les articles publiés dans Komonist concernant le travail organisationnel dans la classe ouvrière et au Kurdistan, les discussions sur l’adhésion, etc, tout cela confirme de telles frictions. Dans quelle mesure le communisme ouvrier est-il essentiel dans ce contexte?

M.H.: Eh bien comme tout vrai parti politique, le P.C. d’Iran a des fractions, de gauche, de droite et du centre. Le conflit entre elle a toujours existé sous diverses formes depuis le début. Ces tendances sont le résultats de pressions sociales et de réelles convictions, il serait surprenant qu’il n’y en ait pas. Mais ces dernières années, surtout l’année dernière, la confrontation et les clivages ont augmenté pour des raisons politiques compréhensibles. Ce n’est pas seulement en lien direct avec la question du communisme ouvrier et nos discussions dans cette période, mais c’est aussi, en dernière analyse, le reflet des réalités politiques et sociales dont j’ai parlé en répondant à ta première question.

La discussion du communisme ouvrier ne découle pas de ce qui se passe au P.C. d’Iran. Il s’agit plutôt de la volonté d’expliquer les problèmes fondamentaux du communisme d’aujourd’hui. Quelque soit le cours du P.C. d’Iran, tout communiste est confronté à ces problèmes. Le communisme ouvrier est néanmoins une discussion et une perspective avancées par la tendance de gauche dans le parti. C’est aussi une critique des points de vue et des méthodes des autres tendances, une critique de ce que celles-ci imposent au P.C. d’Iran. Cette discussion présente au parti un «Que Faire?» particulier et une plate-forme politique concrète distincte des explications des autres tendances quant aux problèmes et perspectives du parti.

La situation des autres tendances a évolué au cours des dernières années. La tendance mondiale qui a poussé le socialisme non-ouvrier à sa fin a également sapé les perspectives des tendances socialistes non-ouvrières dans notre parti. Nous avons donc été témoins de divergences à l’intérieur du parti: la gauche, la droite et le centre avançaient dans ce conflit plus que jamais avec des vues distinctes. La situation actuelle est le résultat d’un processus continu qu’il faut reconnaître.

Question: Le terme de «communisme ouvrier» a pris des significations différentes parmi nous, et de fait tu l’as utilisé toi-même comme vision du monde, perspective, doctrine, mouvement social concret, tendance politique et mouvement. Laquelle de ces significations est la plus précise et la plus au centre des discussions?

M.H.: La réponse est très simple. Nous parlons de «communisme ouvrier» au lieu de «communisme» parce que le terme communisme a perdu le caractère de classe qu’il avait lors de la publication du Manifeste du Parti communiste en 1848. Le communisme était alors synonyme de socialisme ouvrier. Engels explique le choix du mot pour le Manifeste exactement de la même façon. Pour se démarquer du socialisme non-prolétarien de leur époque, Marx et Engels ont opté pour le terme que le mouvement socialiste des travailleurs avait déjà adopté. Chaque mot du Manifeste communiste affirme qu’il est celui du socialisme ouvrier et ce que cette tendance de classe spécifique a à dire sur le monde, la société, le socialisme. Si Marx et Engels pouvaient voir aujourd’hui comment le mot «communisme» a été usurpé par des courants pseudo-socialistes d’autres classes, il reconsidéreraient le titre du Manifeste et l’emploi du mot. Peut-être que comme moi la solution leur semblerait d’ajouter «travailleur»/»ouvrier» (worker) afin d’exprimer pleinement le contenu de leur brochure et le mouvement social dont il était le manifeste.

Ma réponse est donc claire. De la même façon que «communisme» peut avoir plusieurs significations (vision du monde, doctrine, mouvement social, courant d’un parti…), «communisme ouvrier» est le nom précis d’un même phénomène en cette fin du XX°siècle, il se réfère à tout cela, intègre toutes ces significations. Mais dans toutes, le communisme-ouvrier diffère de ce qu’on a appelé communisme depuis un demi-siècle. C’est une autre école, un autre mouvement qui nécessitent des partis d’un autre type, il a une autre histoire et d’autres principes, etc. La lutte pour le communisme-ouvrier concerne ces différences et la réorganisation d’un mouvement social différent.

Question: Donc le débat sur le communisme-ouvrier n’est pas le vieux thème du «retour à l’orthodoxie marxiste»?

M.H.: Non, théoriquement le communisme-ouvrier n’est rien d’autre que le marxisme, comment nous comprenons les classiques marxistes. Mais cette façon de formuler la question ne permet pas d’exprimer les problèmes théoriques et pratiques que nous posons dans l’expression générale «communisme -ouvrier». Pour plusieurs raisons. D’abord le fait le «revenir au marxisme» rappelle plus ou moins une certaine posture théorique, celle du soi-disant mouvement «anti-révisionniste» et ses divers avatars. Le communisme-ouvrier n’est pas une énième version de l’anti-révisionnisme actuel. Auparavant, quand nous avons eu besoin d’exprimer sommairement l’interprétation idéologique de notre identité et de notre travail, nous avons appelé notre courant «marxisme révolutionnaire», qui exprimait précisément cet aspect de notre allégeance à l’orthodoxie. Le communisme-ouvrier, bien plus que cela, signifie un attachement social, et par là même, un mouvement théorique. Ce qui est au centre, c’est l’organisation du mouvement socialiste réellement existant d’une classe particulière. Si le marxisme signifie quelque chose pour nous, c’est précisément parce qu’il incarne cette tradition de classe. Ensuite, on ne peut retourner qu’à ce dont on est parti. Donc, un courant qui s’est révélé dans un contexte non-ouvrier actuel, et par conséquent, d’un marxisme non-communiste, doit pour sortir de cette tradition «revenir» au marxisme. Il doit y retourner depuis un autre lieu – à la fois théoriquement et socialement. Mais ce que nous disons, c’est que le communisme-ouvrier est un mouvement social et une tendance distincte du mouvement communiste non-ouvrier. Il est déjà ce qu’il devrait être.

La théorie marxiste est apparue à l’origine dans le contexte du socialisme ouvrier. Dans cette période, les partis communistes de classe étaient en même temps les porte-paroles et les autorités du marxisme, leur contemporain. Avec le développement de la seconde internationale, la suprématie du nationalisme et du réformisme de l’Union soviétique des années 20, la montée du nationalisme de gauche dans les pays dominés par l’impérialisme, en particulier la révolution chinoise, puis l’émergence, d’abord du «marxisme occidental» puis de la New Left, les applications sociales du marxisme ont graduellement changées ; des mouvements sociaux non-ouvriers sont, sous des formes variées, devenues les interprètes officiels du marxisme. Mais ce changement dans l’application sociale des théories de Marx n’était pas possible sans violer leur contenu, qui est sans ambiguïté révolutionnaire et ouvrier. Pour un courant qui a émergé au sein de cette tradition, tout mouvement vers la réelle essence de classe du marxisme est considéré comme un retour. En d’autres termes, je ne vois pas ce problème comme celui d’une illumination théorique. D’un point de vue théorique, le communisme-ouvrier signifie le marxisme ; d’un point de vue social, c’est le mouvement ouvrier anticapitaliste. Ce mouvement est objectif, et cette théorie existe elle-aussi. Si nous nous exprimons depuis l’intérieur de ce mouvement, alors la question deviens celle de son organisation, de le fonder complètement sur cette théorie. Enfin, la formule du «retour au marxisme» omet le noyau de notre discussion. Nous sommes des marxistes d’un monde et d’un époque différente. Aujourd’hui, Marx lui-même aurait quelque chose à dire de cette situation. Pour beaucoup, retourner à Marx signifie répéter les principes et les formules de base du marxisme. Pour notre mouvement, pour le communisme-ouvrier, qui n’a jamais fait de révisions dans ses principes fondamentaux, la question cruciale, c’est l’application du marxisme comme critique du monde actuel, des classes et des forces politiques existantes.

Donc, pour être bref, la formule du retour au marxisme originel n’exprime en aucun cas le cadre de travail de notre discussion actuelle. Si nous considérions que la base sociale et l’identité de ce mouvement était intactes, alors nous pourrions dire que le révisionnisme et l’antirévisionnisme sont des concepts utiles pour ce mouvement de classe. Mais quand le gros de ce mouvement, ces camps mondiaux, sont fondés sur des bases non-ouvrières, alors cette question ne peut pas être confinée au niveau théorique, à revenir à une théorie particulière ou combattre telle révision. Ce sont les bases sociales toute entières du communisme actuel, et par conséquent, ces idées, qui doivent être critiquées. Cette critique doit être faite du point de vue d’un mouvement social différent. Le communisme de Marx, le communisme-ouvrier, avant de critiquer les idées des socialismes non-ouvriers, doit d’abord expliquer leur caractère social comme mouvement non-ouvriers, et leur opposer le mouvement de la classe ouvrière, la lutte socialiste ouvrière. Marx a rejeté les socialismes de son époque depuis un autre mouvement social, c’est ce que nous voulons faire aujourd’hui, en développant la discussion sur le communisme-ouvrier.

Question: Tu dis que le communisme-ouvrier est socialement différent du communisme existant, et que les différences théoriques proviennent de cette distinction sociale. Est-ce que tu peux élaborer les raisons pour lesquelles tu as mis l’accent là-dessus?

M.H.: Le communisme-ouvrier a déjà, depuis longtemps, mis en évidence cette distinction. C’est le but essentiel du Manifeste du parti communiste. La méthode de Marx dans le Manifeste, c’est de différencier socialement, et non idéologiquement, le communisme ouvrier des autres tendances. C’est le là que Marx explique le communisme ouvrier comme un mouvement sociale, comme une réaction de la classe face à la société capitaliste, où il montre les différences entre ce mouvement et le socialisme des autres classes, qu’il soit féodal, bourgeois ou petit-bourgeois. Le Manifeste explique ces différents courants, et distingue le communisme ouvrier non comme doctrine, mais comme un mouvement de classe bien défini, comme le produit de circonstances et d’intérêts particuliers. Marx parle de la confrontation des mouvements sociaux, et seulement sur cette base, il parle de la confrontation des idées. Pour Marx, le communisme-ouvrier était un mouvement social concret, qui existait déjà avant ses propres idées, ses propres activités, et qui avait déjà produit des intellectuels et des théoriciens. Le marxisme s’est lui-même donné pour tâche d’ordonner ce mouvement et de l’armer avec des objectifs clairs et une critique performante de la société existante. Rapidement, il est devenu l’étendard du communisme ouvrier.

Aujourd’hui, nous voyons le monde selon la même méthode que le Manifeste du parti communiste. Pour nous, le communisme-ouvrier est d’abord et avant tout un mouvement social. C’est sur cette seule base que nous devons aborder le problème des idées politiques qui dominent ce mouvement et ses distinctions avec les autres tendances socialistes qui existent dans la société. C’est précisément l’approche opposée de celle toutes les tendances du communisme existant sur cette question. L’un des indicateurs de la distance entre ce type de communisme et la classe ouvrière, c’est précisément leur déni du caractère objectivement social du communisme ouvrier.

Pour eux, le socialisme ouvrier est dérivé de l’idéologie socialiste, la doctrine socialiste crée la mobilisation socialiste de la classe ouvrière. Ils considèrent le marxisme, quelque soit la conception qu’ils s’en font, comme l’origine du socialisme ouvrier. Si bien que la relation entre le mouvement et les idées, la société et la conscience, est totalement inversée. Et s’ils considèrent ce marxisme comme corrompu ou révisé, alors ils ne leur reste plus qu’à dénier l’objectivité les mouvements socialistes des travailleurs.

Notre point de départ, c’est le mouvement social des travailleurs contre la société actuelle. Si aujourd’hui le marxisme et le communisme, en tant que parti qui vise a organiser la lutte socialiste des travailleurs, ont été réduits à peu de choses, et que le communisme existant suit un autre mouvement social, cela signifie seulement la faiblesse, la confusion, le manque de leadership de ce mouvement social, mais pas son inexistence. Si Marx revenait à la vie aujourd’hui, qu’il regardait la société et le mouvement ouvrier, il pourrait de nouveau écrire le Manifeste du parti communiste-ouvrier. Ce manifeste serait l’expression de la contestation ouvrière dans le monde et armerait le mouvement d’une critique contre le socialisme de toutes les autres classes, qui malencontreusement, en sont eux-mêmes venus à s’appeler marxistes. Nous n’avons pas Marx aujourd’hui, mais nous notre propre mouvement de classe, et fort heureusement, une forte influence du marxisme dans ce mouvement, comme nécessité instinctive (et aujourd’hui, certainement «spontanée») pour les militants ouvriers. Pour nous, la discussion sur le communisme-ouvrier signifie mettre en avant le manifeste de ce mouvement social différent ; ça ne veut pas dire inventer une nouvelle tendance, une nouvelle doctrine dans la tradition du communisme existant. Notre réponse à ce communisme-là est une réponse sociale, notre critique est sociale et pratique, et notre sujet de travail est différent. C’est la même réponse que nous donnons à la bourgeoisie dans son ensemble: la fondation d’un puissant mouvement communiste-ouvrier.

Question: Je comprends bien la signification que tu attaches à la différenciation sociale du communisme-ouvrier et à sa priorité analytique sur toute différenciation théorique ou politique. Cependant, il y a deux questions importantes. Premièrement, quelle est la place de la théorie, comment est-ce le communisme-ouvrier se différencie théoriquement des autres tendances «marxistes» ou «socialistes» de ce point de vue? Deuxièmement, sur quelles questions tu pense que ces discussions théoriques devraient se focaliser? Par cette première question, je voudrais attirer ton attention sur le fait qu’il existe dans le mouvement communiste, une vieille opposition entre la «théorie» et le «mouvement». Est-ce que tu ne crois pas que la discussion actuelle pourrait être accusée de passer de la théorie au mouvement dans le vieux cadre théorique de la gauche?

M.H.: Bien sur, ma discussion peut être accusée de bien des choses, y compris de la «primauté du mouvement sur la théorie», ou d’»économisme», ou encore de surévaluer la «spontanéité» par rapport à la «conscience’, etc. Je crois que toutes ces caractérisations, plus encore que ce qu’elles nous disent sur nos conceptions et nos défauts, trahissent le schématisme de la pensée de nos critiques potentiels. La discussion ne porte pas du tout sur «théorie ou mouvement?». la question principale, c’est: «quel mouvement?». Le point central, c’est que toutes les tendances du socialisme existant, peu importe les marteaux et les faucilles qu’ils mettent sur leurs affiches ou le nom de Marx ou de Lénine qu’ils ont aux lèvres, ont en général été les mouvements sociaux de classes désenchantées, à la recherche de réformes, de changements non-socialistes. La question de la relation entre la théorie et l’action politique des partis dans ce mouvements, leurs priorités respectives et ainsi de suite, ne peuvent être débattues qu’aux sein de ces traditions elles-mêmes. Notre argumentation appartient à un autre mouvement, qui a existé, qui existe à l’écart de ce socialisme non-ouvrier, avec sa propre théorie et sa propre pratique. C’est un fait que, dans ce mouvement, c’est-à-dire le communisme-ouvrier, la théorie et le mouvement ne sont pas séparables comme deux choses indépendantes. La question de la primauté de la théorie sur le mouvement, et vice-versa, n’a pas de sens dans notre système de pensée. Ce sont deux niveaux de manifestation d’un même mouvement social. Selon moi, quiconque lit le Manifeste du parti communiste attentivement comprend que c’est le manifeste du mouvement ouvrier, ce n’est pas l’esquisse d’un sociologie scientifique qui devrait être enseignée, élaborée ou transformé en son propre sujet, indépendamment de ce mouvement ouvrier.

Je crois que ce qu’est devenue la théorie marxiste, et les problématiques théoriques qui ont émergé dans la tradition marxiste existante – formant la base de distinction entre les différentes tendances, les différents pôles du soi-disant mouvement communiste – ne peut être comprise de manière isolée de la destinée sociale du marxisme, et de la soi-disant application de classe que cette théorie a connue. En tant que point de vue philosophique et politique, une doctrine théorique ne peut être évaluée isolement de ses bases sociales matérielles et de ses présupposés historiques, si bien que les questions qui sont débattues en son sein ne peuvent être comprises sans prendre en compte les intérêts sociaux sous-jacents. Comme théorie et comme doctrine, le marxisme a une cohérence interne, une méthode, et propose des déductions claires sur la société, la politique et la pratique révolutionnaire. Le marxisme ne peut être compris et étudié comme théorie en tant que telle. Les polémiques internes, les interprétations divergentes et parfois conflictuelles de la théorie surviennent seulement quand on applique cette théorie au monde réel ; quand différentes tendance sociales l’emploient pour répondre à leurs problèmes particuliers. Par exemple, la théorie marxiste a proposé son propre point de vue sur la révolution communiste, les conditions de sa réalisation et ses tâches. Mais la problématique du «socialisme dans un seul pays», a émergé dans le contexte de la controverse historique et sociale entre les tendances réelles de la révolution russe sur le développement de l’Union soviétique. Dans le Capital, Marx a clairement expliqué la relation entre les prix et la valeur dans la société capitaliste. Mais le «problème de la transformation» est devenu une problématique théorique seulement dans ce contexte historique et social spécifique, et pour une force sociale particulière. La même chose est arrivée à la thèse de la dictature du prolétariat, sur la question de l’interaction entre infastructure et superstructure, sur le socialisme et le marché, etc. Chacune a été la source d’une polémique majeure, prolongée, au sein de la soi-distante tradition marxiste et ne peut être discutée sans prendre en compte les intérêts sociaux sous-jacents, sans reconnaître quel lutte sociale objective est en jeu.

En bref, ces controverses théoriques et ces problématiques ne sont pas le résultat de recherches savantes ou d’enquêtes spontanées dans la théorie marxiste pour découvrir ses «ambiguïtés et manques de clarté» comme doctrine. Elles ont surgi de la manière dont différentes forces sociales ont tenter d’appliquer le marxisme. Sans doute ces controverses nous ont-elles effectivement fait découvrir l’existence de points obscurs dans la théorie elle-même. Personnellement, je ne le crois pas. Mais, même si c’était le cas, ce qui est important, ce n’est pas que la théorie puisse être abordée de différentes manières, mais plutôt le fait qu’il existe plusieurs interprètes différents et plusieurs intérêts sociaux qui ont donné naissance à différentes interprétations du marxisme. L’infortune dans laquelle est tombée la théorie de Marx résulte du fait que différents mouvements sociaux ont cherché à en faire l’instrument qui servait des buts avec lesquels la théorie elle-même était incompatible. Le marxisme n’est pas une théorie économique pour calculer les valeurs et les prix, pour trouver des équations mathématiques qui équilibrent les différents départements de la production. Si quelqu’un veut l’employer pour ça, il doit naturellement le falsifier. Et ce n’est pas possible sans critiquer la théorie marxienne de la valeur, ou la convertir en celle de Ricardo. En fait, je crois que la majeure partie des problématiques théoriques dans la tradition marxiste existante sont enracinées dans des disputes entre forces qui, ayant supprimé le noyau de la théorie – la critique du capitalisme et la nécessité de la révolution prolétarienne – ont tenté de la convertir en une sociologie scientifique ou une science économique alternative pour l’aile gauche de la bourgeoisie ; qui ont tenté de sortir de cela des justifications pour exprimer les intérêts non-ouvriers les plus triviaux, pour justifier par exemple le nationalisme russe ou chinois, les disputes sectaires, etc.

Donc, quand tu me demande quelle est notre attitude quant à la théorie, je dois d’abord clarifier ma différenciation avec la tradition scolastique et opportuniste du marxisme. Pour le socialisme ouvrier, la théorie, la lutte théorique ont une importance cruciale. En même temps, pour nous, le marxisme est l’arme de la critique ; c’est l’outil pour comprendre les racines les plus profondes des problèmes que l’humanité dans son ensemble et les travailleurs en particulier rencontre dans cette société ; c’est, pour les travailleurs, l’instrument qui permet d’acquérir une conscience de soi sociale et historique et de reconnaître les possibilités de transformer la société actuelle. Voilà les attributs positifs de la théorie de Marx qui, s’il n’était pas toutes ces applications non-ouvrières, pourraient avoir été absorbées directement dans la société et dans la classe, créant une puissante riposte intellectuelle aux idées dominantes de la société. Le communisme-ouvrier doit être une puissante force intellectuelle dans la société, contre les tendances essentielles de la pensée bourgeoise telle que le libéralisme, la démocratie, le nationalisme, l’humanisme, la social-démocratie et ainsi de suite, et pas juste une autre version du marxisme contre des courants comme le maoïsme, le trotskisme, le socialisme soviétique ou la nouvelle gauche. Voilà la place que la théorie a pour nous.

Comme tu vois, nous avons parlé des attributs de classe du communisme ; nous avons dit que, avant de poser la question «que disent les communistes», le problème est de savoir quelle section de la société et quelle classe le communisme symbolise. Nous avons dis que nous étions préparé à comprendre la communisme seulement comme le mouvement de protestation ouvrière, et que c’est seulement au sein de la lutte sociale de cette classe que nous comprenons le communisme comme doctrine, comme point de vue, comme théorie révolutionnaire et que nous nous battons pour lui. Ils ont réagi en disant: «qu’est ce qui arrive à la théorie?» Je regarde cela comme la réaction naturelle d’une même classe sociale, d’une même tradition politique, que je critique. Le communisme, pour le socialisme radical existant, est seulement une théorie. Cette réduction à un système intellectuel qui est supposé servir au bien public, à la «science de l’histoire», et ainsi de suite, est la manière dont les intellectuels gauchistes bourgeois, les bureaucrates réformistes, les démocrates et la nationalistes chinois, boliviens et iraniens, revendiquent le marxisme et le communisme dans les mêmes termes que les ouvriers. Quand nous disons que le communisme n’est digne de ce nom que comme un courant de la classe ouvrière, ils nous demandent ce qui est arrivé à la théorie. Je crois qu’ils veulent dire «qu’est ce qui nous arrive?» Selon moi, nous commençons seulement à rendre la théorie a ceux à qui elle appartient. S’il n’ont pas compris Marx au point de savoir que le communisme n’est pas un mouvement d’idées, mais un mouvement social de classe bien défini, une action ouvrière, alors leur intérêt pour la théorie contre la discussion sur le communisme-ouvrier signifie qu’ils n’ont pas compris les bases du marxisme comme théorie.

Laisse moi te dire «ce qui est arrivé» à la théorie. D’un outil pour s’ingénier à trouver des ambiguïtés, pour justifier les intérêts non-ouvriers au nom du marxisme, pour blanchir l’aile gauche de la bourgeoisie, pour assurer la supériorité des intellectuels même dans les partis marxistes, et ainsi de suite, la théorie est redevenue la critique ouvrière incisive, profonde, informée, que l’on peut trouver dans les classiques marxistes. La théorie est redevenue une arme tranchante dans la lutte des classes. c’est devenu un acte d’accusation contre la société actuelle et ses mécanismes apparemment complexes ; une force matérielle qui forme l’esprit de chaque militant ouvrier dans la société. Pour nous, la discussion sur le communisme-ouvrier a été le résultat de bien des études théoriques. Cela nous a confronté à des questions bien plus sérieuses et bien plus diverses que n’importe quelle autre tâche théorique auparavant. Cela nous a donné un cadre de travail sur la base duquel on peut lancer une vaste campagne théorique.

Question: Revenons un moment sur le dernier point que tu as évoqué au sujet du communisme-ouvrier et des réformes. Je crois qu’il y a là une contradiction, au moins à première vue. En réponse à la dernière question, et déjà dans le séminaire sur le communisme-ouvrier, tu parlais de la démocratie, du nationalisme et du réformisme en des termes négatifs. Tu décrivais ces tendances comme opposées au socialisme-ouvrier. En même temps, tu mets l’accent sur l’importance de la lutte pour des réformes. Comment est-ce que tu concilies les deux? Est-ce que ça n’implique pas, d’un côté, de s’écarter du mouvement pour la démocratie et les réformes, et de l’autre, de s’en rapprocher?

M.H.: C’est une question très importante. Je crois que c’est dans la manière dont la gauche radicale conçoit la question des réformes dans la société capitaliste que cette contradiction existe. Quand elle pense que les réformes sont positives, alors elle se sent obligée de s’associer à l’opposition bourgeoisie, laquelle est supposée être la détentrice patentée de la lutte pour les réformes. Si elle veut éviter ça, si elle désire apparaître comme une force indépendante sur la scène politique, alors elle doit nier la valeur des réformes et se muer en un courant mélancolique, aux marges de la société, sans influence sur la situation objective. La question est donc: par quelle déficience innée les ouvriers devraient-ils s’abstenir de hisser le drapeau des réformes sociales eux-mêmes, directement? La réalité a montré que c’était précisément le contraire qui était vrai. Comme je l’ai déjà dit, l’amélioration de la situation économique, politique et culturelle dans le cadre de la société actuelle est la préoccupation permanente des travailleurs et du socialisme-ouvrier ; c’est le présupposé de leur existence même en tant que courant de révolution sociale. Pourquoi est-ce que le combat pour en finir avec l’oppression nationale ramène-t-il les travailleurs vers le nationalisme, qui est la cause d’une section de la bourgeoisie? Pourquoi est-ce que la revendication de droits politiques dans la société actuelle devrait-elle mettre les travailleurs à la remorque de la démocratie bourgeoise, qui est un mouvement des classes dirigeantes?

Je crois, pour autant que nous parlions au niveau théorique, que le problème est fondé sur une vision anhistorique, non-matérialiste, de la société. La gauche a oublié que les idées qui dirigent la société et qui semblent prendre leur origine dans la nature humaine sont celles de la classe dominante ; elles sont les formes concrètes dans lesquelles la bourgeoisie exprime les idéaux humains. La liberté est une cause, mais la démocratie est la forme bourgeoise de la liberté, fondée sur la vision étriquée que cette classe s’en fait. La démocratie est un mouvement social bien défini, avec son interprétation particulière de l’Homme, de la société, et des rapports sociaux. La démocratie n’est pas synonyme de liberté en général, mais son interprétation particulière par une section de la société, la bourgeoisie. Les travailleurs veulent la liberté, mais pourquoi voudraient-ils en accepter une certaine interprétation et se joindre au mouvement de la bourgeoisie? La démocratie n’est pas le socialisme devenu réel ; ce n’est que l’image politique en deux dimensions des idéaux socio-économiques ouvriers en trois dimensions. C’est un état général des affaires, avec ses propres présupposés économiques et sociaux. Comme concept, la démocratie devrait se trouver dans les dictionnaires politiques. Comme mouvement, cependant, l’objet de la démocratie n’est pas seulement la politique, mais l’Homme et la société humaine dans son ensemble, dans toutes ses dimensions économiques, politiques, légales, administratives, éthiques, etc. Si la démocratie, comme mouvement, se confine à la politique et à l’administration de la société, prenant l’apparence d’un mouvement pour les réformes administratives et politiques, c’est précisément parce qu’elle présuppose – et qu’elle préserve – la situation économique et sociale existante. Exactement comme le socialisme-ouvrier, la démocratie est un mouvement qui ne parle pas seulement de droits politiques et individuels, mais de la société toute entière, dans toutes ses dimensions. Si bien que le socialisme-ouvrier et la démocratie sont des mouvements qui ne sont pas complémentaires, mais qui entrent en conflit l’un avec l’autre. Le développement du socialisme-ouvrier signifie sans aucun doute le déclin de la démocratie, du nationalisme et ainsi de suite, en tant que mouvement sociaux. En tant que cause, la démocratie est une explication particulière de la liberté en général. C’est la manière historique dont une classe précise, la bourgeoisie, parle de la liberté. Le marxisme a sa propre conception de la liberté. La compréhension marxiste de la liberté humaine et de sa relation entre l’individu et la société est une critique destructrice de la démocratie comme telle. Marx part de l’être humain, pas de quantités, de majorités et de minorités. En fait, la seule manière dont la bourgeoisie peut se compromettre avec la liberté humaine, c’est précisément celle-là, c’est-à-dire en renforçant sa position inégale dans la production et donner un semblant de liberté formelle, légale, et d’égalité entre les individus. Le point de départ de la démocratie, ce n’est pas l’être humain, comme entité légitime et inviolable, mais l’individu, comme unité comptable. Dans la démocratie, l’être humain est réduit à un vote. Nos démocrates d’aujourd’hui oublient à quel point la reconnaissance des droits des ouvriers, des femmes, des migrants, des amérindiens et des noirs comme individus comptabilisables, auxquels la démocratie est étendue, est elle-même le résultat de luttes non démocratiques contre les démocraties existantes ; et que tout cela n’a même pas encore été réalisé dans la plupart des démocraties qu’ils adorent. Les nouveaux démocrates iraniens à l’étranger, par exemple, ont oubliés qu’ils n’ont eux-mêmes, comme immigrés dans le creuset de la démocratie, aucuns droits, pas même celui de choisir une fois de temps à autre, dans les élections, entre les Mitterrand et les Le Pen, les Thatcher et les Kinnock. Je doute même que la majorité d’entre eux reconnaitraient les mêmes droits aux immigrés afghans dans leur Iran démocratique. Ils oublient qu’un vote, le vote d’un être humain, est aussi inutile et sans effet pour une démocratie qu’il l’est dans le plus autocratique des systèmes ; et que c’est le signe de l’absence de valeur de l’être humain en tant que tel dans la démocratie. Ils oublient à quel point, en réalité, la bourgeoisie a soulevé la question des droits de l’homme au sens propre, la question de l’égalité humaine, pour mettre en avant ce concept de démocratie, contre la lutte pour la liberté. Ils oublient qu’à chaque instant, la démocratie est un point d’équilibre entre l’humanité et l’inhumaine société bourgeoise. Je n’entrerai pas ici dans le corps de la discussion marxiste sur la relation que la liberté politique et les droits individuels entretiennent avec les bases économiques et la nécessité de transformation économique de la société pour la réalisation de l’émancipation politique de l’être humain, parce que je pense que tout marxiste devrait la connaître par cœur.

Pour défendre la liberté, nous, les communistes, nous ne devons pas nous compromettre ou nous inspirer de la démocratie. Nous critiquons la démocratie du point de vue de la liberté et de l’égalité humaine. Pour nous, la base c’est l’être humain. Le nom de notre défense de la liberté, le nom de nos convictions pour les droits humains individuels et collectifs et le manifeste de notre lutte pour cette liberté et cette égalité, c’est le socialisme. Nous défendons les droits des êtres humains, non seulement dans leurs dimensions politiques et légales, mais aussi dans ses dimensions économiques les plus fondamentales, parce que nous sommes socialistes. C’est pour nous un point de principes, même si la bourgeoisie faisait voter la population du monde entier contre ces droits.

Le problème est encore plus direct dans le cas du nationalisme, puisqu’il n’est même pas une version à demi sentimentale des idéaux de justice et d’égalité. Regardez le message que le nationalisme délivre aux opprimés du monde entier. Toute l’essence du nationalisme est le soutien à sa propre classe dirigeante – dans son exploitation, dans sa guerre, dans les superstitions qu’elle répand, dans ses abus des droits humains. Comme mouvement politique, le nationalisme est un instrument pour les règlements de comptes internes de la bourgeoise à l’échelle internationale et pour les combats entre les différentes sections de cette classe pour départager chacun dans le procès d’accumulation du capital. Le nationalisme a été l’idéologie officielle de l’impérialisme.

Le fait que le nationalisme de la bourgeoise dans les pays les moins développés ou chez les nationalités opprimées se soit trouvé, durant une courte période de l’histoire, en confrontation avec certains aspects de l’impérialisme, a mené la gauche non-prolétarienne, dont l’essence est faite du même nationalisme, à blanchir et à embrasser ce nationalisme. Mais l’ouvrier communiste et le marxisme voient dans le nationalisme l’image de la bourgeoisie, et rien d’autre. Dans mon opinion, le nationalisme comme forme de pensée fait partie des superstitions des âges sombres dont les humains devraient se libérer. D’un point de vue idéologique, le nationalisme signifie couper les êtres humains de leurs traits communs universels. Le nationalisme est en contradiction avec ce qu’il y a d’essentiel dans l’être humain. En toute circonstance, ses conséquences sont la fragmentation de la classe ouvrière et l’affaiblissement du camp de la révolution des travailleurs. Une travailleuse ou un travailleur qui, au lieu de se considérer d’abord comme être humain et comme ouvrier, se considère comme Britannique, Tamil, Indien ou Iranien, a déjà plié sous le joug de l’esclavage et de l’oppression. Pour moi, le préjugé nationaliste est un sentiment vraiment honteux ; non seulement il est incompatible avec le socialisme-ouvrier, mais il est contradictoire avec toute forme de progrès moral humain.

Le réformisme est le courant qui est supposé montrer que des améliorations matérielles sont possibles. Après tout, la journée de travail réduite à 8 ou 10 heures, et cette chose appelée l’assurance chômage, ont été mise en place dans certains pays. Ils ont, après tout, fait vacciner certains de nos enfants. Je ne considère pas tout cela comme des mérites pour les mouvements réformistes. Nous voulons, du fond du cœur, toutes ces réformes. Mais le courant social qui intercède pour l’humain avec la bourgeoisie, et qui, promettant de laisser les fondations du système actuel inchangées et de justifier ses bases, reçoit des concessions mineures, ne peut être le mouvement ouvrier de la fin du XXe siècle. Le réformisme rétrécit et obscurcit les perspectives de changement social pour les luttes ouvrières. Les réformes existantes sont le résultat de la lutte révolutionnaire des travailleurs et des masses opprimées. Le réformisme tient en échec cette pression. Le socialisme-ouvrier peut directement, et sans l’aide d’aucune médiation, se battre pour imposer des réformes à la bourgeoisie. Pour nous, les réformes ne sont qu’une petite partie de ce que notre mouvement peut accomplir. S’il ne tenait qu’à nous, travailleurs, socialistes-ouvriers, il n’y aurait pas un enfant qui meurt toutes les quelques minutes de faim et du manque de soin dans des pays comme le Soudan, le Bangladesh ou les ghettos des capitales de la démocratie et des réformes. S’il ne tenait qu’à nous, la nourriture, les vêtements, le logement, l’éducation, la santé, le bien-être et la sécurité économique seraient aussi gratuites et disponibles que l’air que nous respirons. S’il ne tenait qu’à nous, l’épanouissement de la créativité de chacun, et non la survie serait la loi fondamentale de la société. Tout cela est possible dès aujourd’hui ; nous n’avons aucun doute là-dessus. Les forces productives de l’humanité sont si avancées que la survivance des difficultés économiques et sociales ne peut être attribué à rien d’autre qu’aux rapports sociaux existants. Le réformisme maintient précisément cette simple vérité hors de notre vue ; il rabaisse les espoirs de changement des êtres humains et étouffe leurs revendications.

Dans sa lutte énergique pour la liberté politique et les réformes sociales, le socialisme-ouvrier est un mouvement de plein droit. Notre lutte pour l’organisation de la révolution sociale, la révolution ouvrière, ne nous conduit pas à abandonner le terrain de la lutte pour l’amélioration continuelle de la situation, à d’autres classes. Dans ce champ, le socialisme-ouvrier est aussi une alternative indépendante. C’est dans ce sens que je considère que le socialisme-ouvrier est en conflit, non seulement avec la société bourgeoise, mais aussi avec les critiques bourgeoises de cette société et les mouvements non-ouvriers qui veulent la réformer. C’est précisément parce que nous considérons l’amélioration des conditions économiques et politiques que nous ne pouvons abandonner la lutte à ces mouvements qui promettent les changements les plus atrophiés et les plus distordus ; des mouvements qui, de cette manière, préservent le système actuel dans son ensemble de la critique pratique de la classe ouvrière.

Est-ce que ce cela engendre une attitude hostile ou indifférente envers le mouvement non-ouvrier pour les réformes? Pas du tout. On ne peut pas être dans le champ de la lutte pour le changement et en même temps montrer les dents à ceux qui, quelques soient leurs intérêts sociaux, veulent les mêmes changements, complètement ou partiellement. Ma discussion porte ici sur les relations de ces mouvements sociaux entre eux et leurs relations avec la classe ouvrière. La différence essentielle entre le socialisme-ouvrier et les tendances réformistes non-ouvrières doit s’exprimer dans nos efforts pour limiter leur influence et pour empêcher leur domination sur le mouvement social pour le changement. Cela doit toutefois être un objectif pour le socialisme-ouvrier que de pouvoir jouer un rôle d’alternative politique réelle. La lutte pour éliminer l’oppression nationale doit être renforcée tout en affaiblissant la vision nationaliste et la puissance sociale du nationalisme. La lutte pour la liberté politique doit être développée sans laisser se développer les illusions dans le républicanisme bourgeois et le parlementarisme. Le communisme doit être le fer de lance du mouvement pour les réformes et pour l’abolition de l’oppression nationale, il doit être une force active dans la lutte pour améliorer la situation actuelle des travailleurs, et mettre ces mouvement en avant comme un ensemble, sans avoir à faire de concessions ou à jouer le jeu du réformisme et du nationalisme.

Question: Quelle relation la discussion sur le communisme-ouvrier entretient-elle avec la gauche iranienne? C’est-à-dire, jusqu’à quel point vois-tu ton point de vue actuel participer au développement de la gauche iranienne? Comment est-ce que cette discussion est reliée à la situation de la gauche iranienne dix ans après la révolution de 1979?

M.H.: Ici, il faut séparer deux questions. D’abord, celles de la relation entre le communisme-ouvrier, comme système de pensée critique du développement théorique et politique de la gauche iranienne, et ensuite, à un niveau plus spécifique, le chemin qui nous a menés, en tant qu’individus, à ces conceptions.

Pour voir le communisme-ouvrier comme un mouvement social et un système de pensée politique, il n’y a pas besoin de se référer à la gauche iranienne et à son développement ; il n’y a rien de spécifiquement iranien dans cette discussion. Le socialisme-ouvrier est une force objective, matérielle, dans la société capitaliste et sa théorie, c’est le marxisme. Du point de vue analytique, notre discussion présente sur le communisme-ouvrier n’a en aucun cas été déduite du développement de la gauche iranienne ou même de la lutte de classe en Iran, encore moins sur le développement du parti communiste d’Iran. C’est un point de vue communiste général, et un constat, sur l’état du mouvement de classe et du destin du socialisme comme théorie et comme pratique sociale. Cependant, il est évident que, comme individu, je suis parvenu à ce constat par une certaine expérience politique. Nous sommes les activistes d’une génération récente du communisme en Iran ; nous avons participé au façonnement de la conscience politique et à la pratique du socialisme contemporain dans ce pays en particulier, nous avons fait de l’agitation, organisé et tracé notre ligne de démarcation et d’unification avec la gauche radicale. Néanmoins, même en terme de concepts généraux, notre conclusion actuelle – pour autant qu’on parle d’un développement intellectuel de ces gens – est la continuation historique de notre expérience.

Mais même cette expérience politique ne peut être vue comme purement locale ou nationale. Si les actions politiques de ces individus ont été principalement limitées à une certaine géographie politique, comme communistes et comme socialistes, nous avons été influencés par, et nous avons réagis à des problèmes internationaux plus vastes. C’est vrai non seulement de nous, dans le Parti communiste d’Iran, mais aussi de tous les militants de la gauche iranienne, même ceux qui ont une notion extrêmement nationale, locale, et limitée d’eux-mêmes et de leur identité politique.

Je crois que dix ans après la révolution de 1979, il est inévitable pour la gauche radicale iranienne de se repenser totalement. Elle a expérimenté son décalage avec la société, vu critiquer, puis s’évaporer, son populisme et son réformisme, découvert comment une théorie et une pratique autrefois suffisante pour lutter contre la monarchie avait perdu sa capacité à appréhender les problèmes les plus élémentaires de la lutte politique, à rassembler et unifier ne serait-ce que les forces minimales pour quelque forme de protestation que ce soit, ou même de manifester comme une secte. Cette expérience crée une tendance à repenser les choses, particulièrement parmi ses victimes. Mais ce qui a favorisé ce réalignement dans ses traits actuels, c’est certainement la situation internationale du socialisme. Je crois que l’expérience objective de la révolution de 1979 elle-même, la mise en place de la réaction bourgeoise-islamique et le cauchemar que traverse toujours le peuple iranien sont le résultat d’une situation internationale ; ils portent, en particulier, la marque de la crise du socialisme bourgeois et du radicalisme non-prolétarien à l’échelle internationale. Les développements en Chine et en Union soviétique et la défaite totale du socialisme bourgeois en face de l’offensive de l’aile droite de la bourgeoisie internationale a contraint la gauche iranienne à se repenser à l’échelle internationale, par référence à l’état du socialisme international. Ils ont revu leur expérience iranienne dans un contexte global.

Aujourd’hui, c’est ce qui est arrivé. Les résultats sont visibles sous la forme de développements théoriques et organisationnels sérieux de la gauche iranienne. Un grand nombre des anciens militants ont, de ce fait, viré à droite. En réexaminant leur ancien populisme, leur ancien radicalisme, ils sont arrivés à la conclusion qu’ils contenaient trop peu de démocratie et de nationalisme. Certains, après avoir achevé leur mue, ils se sont identifiés eux-mêmes comme une nouvelle génération de démocrates et de nationalistes iraniens célébrant leur découverte par des vociférations. Ce courant se développe en une nouvelle social-démocratie et un nouveau libéralisme, qui bénéficient d’une large base sociale dans la bourgeoise iranienne – un courant anti-ouvrier, méfiant sur la révolution, favorable au développement économique ; une tendance qui veut tirer la bourgeoisie iranienne des auspices du Shah, du Front national, de l’Islam et du Tudeh pour la lancer au milieu des luttes de classes mondiales de la fin du vingtième siècle. Le communisme-ouvrier, lui-aussi, est un produit de ce réexamen. C’est notre évaluation de cette période et de ce monde. Selon moi, la révolution iranienne, en dépit de sa défaite politique, a créé une immense maturité sociale et politique. Un de ses résultats est de créer un pont entre politique et économie dans la société iranienne. L’ère de la répression monarchiste était celle du développement capitaliste, d’un côté, et de l’ossification de la superstructure politique, de l’autre. La révolution a brisé les entraves de la politique. Ainsi, les développements politiques qui avaient depuis longtemps acquis une nécessité politique – en particulier au sein de l’opposition iranienne – se sont dévoilés en peu de temps, un peu comme un film en accéléré. Les chapitres des courants traditionnels de l’opposition bourgeoise iranienne ont été brièvement ouverts et aussitôt refermés. La gauche radicale, depuis les Fedai’e jusqu’au populisme socialiste, qui avait émergé pendant un an ou deux, ont été critiqués par la société et ont quitté la scène. De nouvelles forces de classes qui, contraintes par la répression, ne s’étaient pas encore manifestées de manière ouvertes, sont entrées en scène. La plus importante de toute, c’est le mouvement ouvrier, et en son sein, le socialisme-ouvrier. C’est ce qui a transformé la gauche iranienne. La même réalité qui a forcé l’état bourgeois à lancer les Conseils islamiques, a exercé sa pression sur la gauche national-réformiste, anti-establishment et non-ouvrière. Une nouvelle sorte de gauche radicale a pris forme, qui reflète la pression de ce socialisme-ouvrier. Le Parti communiste d’Iran est précisément le produit de cette situation.

La présentation de la discussion sur le communisme-ouvrier proclame la fin de la coexistence du socialisme-ouvrier avec le nationalisme réformiste de l’opposition non-ouvrière en Iran. Cela signifie précisément séparer le destin du socialisme-ouvrier en Iran de celui de la gauche radicale non-ouvrière et de son histoire. Au demeurant, cela requiert de mettre en place les bases d’un mouvement sur sa propre histoire du monde, en opposition à la bourgeoisie et au socialisme non-ouvrier. Mon réexamen, en tant qu’individu, de l’expérience des dix années passées m’a amené à des conclusions totalement différentes. La gauche iranienne et même le PCI devrait être examiné du point de vue d’un mouvement de classe, et ainsi, extranational, du point de vue du mouvement mondial pour un changement social. De cette perspective, en contraste avec le socialisme sur le déclin, on peut clairement voir un autre mouvement socialiste qui se fonde sur des bases de classe totalement différentes, qui est imbriqué dans une autre protestation sociale ; un mouvement socialiste qui est vivant et qui a des réponses. Je me considère comme un militant de ce mouvement de protestation ouvrière, indépendamment de ce que pense aujourd’hui l’opposition de gauche de la bourgeoisie iranienne, de ce qui est arrivé au mouvement capitaliste d’Etat dans le monde, de ce que le marxisme est ou n’est pas pour eux. Avec la discussion sur le communisme-ouvrier, nous avons émergé de cette expérience avec le marxisme et la protestation de classe. C’est diamétralement opposé au cours général pris par la gauche radicale iranienne qui a étalé sa maturité politique ne mettant l’accent sur son manque de conviction dans l’un et l’autre.

Je crois que, dans la période qui arrive, le communisme-ouvrier, d’un côté, et le néolibéralisme et la social-démocratie, de l’autre, vont former les principales traditions antagonistes et les principaux partis dans l’opposition iranienne. Tous les partis de gauche existants vont être polarisés sous l’impact de ces deux tendances principales. L’activité des partis de «gauche» entre ces deux tendances ne sera plus rien d’autre que les tensions sectaires entre militants de l’ancienne génération de l’opposition iranienne, sans conséquence sociale sérieuse.

Question: Une vieille objection contre les communistes en général, concernant la question du poids numérique et économique des ouvriers dans le capitalisme contemporain, peut également être soulevée contre ta discussion. Cette objection prétend que le résultat de la révolution technologique est que les ouvriers comme classe ne sont plus quantitativement la force qu’ils étaient à l’époque où Marx en parlait, qu’ils ne forment plus la majorité de la société et que l’alternative communiste perd sa base sociale. Cette conception est commune chez les partis «communistes», l’Eurocommunisme, la Nouvelle gauche et ainsi de suite, en Europe. Même si c’est seulement en théorie, ces partis ont eu tendance à élargir et à diversifier leur base sociale. C’est exactement l’opposé de ce que vous faites. Ils pourraient donc simplement déclarer que votre communisme-ouvrier n’a pas d’avenir puisque comme classe, les ouvriers n’ont plus le même statut économique, ni le même poids numérique. Que réponds-tu à cela?

M.H.: C’est une critique très utile puisqu’elle nous permet de clarifier nos différences radicales avec le socialisme et le communisme existants, et avec ces gauches. La question du poids numérique, économique et politique de la classe ouvrière dans la société actuelle et ce qui a changé par rapport, par exemple, aux temps de la publication du Capital, de la révolution d’Octobre ou de la seconde guerre mondiale, est une question objective ; elle peut être évaluée objectivement et ne nécessite pas de réponse idéologique. Précisément, de ce point de vue objectif, je pense que ceux qui ne sont pas préparés à voir l’immense croissance du travail salarié dans le monde contemporain, par rapport à d’autres périodes, considèrent le monde selon le spectacle idéologique antisocialiste. Quand Marx a écrit le Capital, le capital comme rapport de production fondé sur le travail salarié, n’existait que dans une poignée de pays. La plupart des pays, dont la force de travail et les statistiques sur l’emploi sont maintenant enregistrées par l’OIT, n’existaient peut-être même pas sur la carte économique et politique du monde à cette époque. Maintenant, tout autour du monde, travailler pour un salaire au service du capital est le moyen de vivre de la grande majorité des producteurs. Derrière ces objections, on trouve un Eurocentrisme étriqué et une tentative naïve de justifier le réformisme en Europe occidentale, puisque n’importe qui peut comparer l’Allemagne des années 20 avec la Corée, Taïwan, le Brésil, l’Afrique du Sud et aujourd’hui, l’Inde ou la Chine avec ce qu’elles étaient il y a cinquante ans, et arriver aux conclusions statistiques appropriées. Au-delà de ça, il est étrange que la discussion sur la révolution et le mouvement ouvrier et industriel moderne soit moins applicable aujourd’hui qu’il y a cinquante ans – pour ne pas dire 150 – alors qu’un coup d’œil à n’importe quel journal dans n’importe quel langage, permet de voir des discussions sur la production, les salaires, l’accumulation, la productivité, la confrontation entre États et organisations ouvrières. Ces objections sont absurdes. Ce sont les justifications du socialisme bourgeois qui essaie de faire passer pour scientifique son extériorité à la classe ouvrière, ou de corroborer en théorie sa loyauté au parlementarisme aux yeux de la bourgeoisie. Je crois que les travailleurs n’ont jamais été aussi puissants dans l’arène économique et politique qu’aujourd’hui.

Mais quelque soit la façon dont chacun observe objectivement la situation de la classe ouvrière, notre réponse à cette objection est simple. Acceptons un moment l’hypothèse selon laquelle les ouvriers forment une classe minoritaire et que leur poids économique a chuté. Et alors? Nous sommes des militants du mouvement ouvrier. Nous nous battons pour une alternative économique et sociale ouvrière, en tant que classe. Seuls ceux qui changent leur cause en fonction des rapports statistiques sur le poids respectif des classes, peuvent faire un tel choix. Le communisme-ouvrier est un mouvement de classe, que celle-ci constitue 20% ou 51% de la population. Ça ne fait aucune différence pour nous. La place des travailleurs dans la production ne change pas. Les fondements économiques de la société ne changent pas. L’alternative de classe pour l’organisation de la société humaine ne change pas. La travailleuse doit toujours vendre sa force de travail chaque jour pour vivre, et voit donc le monde de la même manière, et offre les mêmes solutions. Le communisme n’est pas une idée économique et sociale ou une prescription pour réaliser ce que Marx est supposé avoir cherché et trouvé dans la classe ouvrière parmi d’autres. C’est plus ou moins comme ça que la gauche a compris la relation entre la classe et le marxisme. Pas étonnant alors que nos socialistes, qui s’imaginent maintenant que les ouvriers ont décliné en nombre et ne forment plus la majorité, cherchent maintenant un nouvel agent exécutif pour parvenir au communisme, ou même, effacent tout ça et cherchent quel système les classes majoritaires voudraient maintenant et rejoignent leur cause. Le socialisme n’est pas une couronne qui puisse être portée par n’importe quelle couche ou classe sociale. C’est la cause des travailleurs en tant que classe sociale bien définie. Le communisme est le mouvement des travailleurs pour détruire le capitalisme, abolir le travail salarié et en finir avec l’exploitation et les classes. Marx n’a nulle part justifié le communisme par l’idée que les travailleurs formaient la majorité. De son temps, le prolétariat n’était en aucun cas la majorité. Pour le communisme, la légitimité de la classe ouvrière et la nécessité de révolution ouvrière ne se déduisent pas du concept de démocratie et du fait que les travailleurs soient la majorité. Le point de départ, c’est l’ouvrier et son antagonisme avec le capital. Après tout, est-ce que la lutte pour l’égalité entre les femmes et les hommes est fondée, ou justifiée par le fait que les femmes soient la majorité? Est-ce que les noirs sont la majorité? Est-ce que la cause d’une militante des droits des femmes ou la lutte pour l’égalité raciale changerait sur la base de la part statistique des femmes et des personnes de couleur? Pourquoi est-ce que le communisme, comme mouvement ouvrier, serait-il différent? La vérité, c’est qu’alors que l’on peut voir que le mouvement des femmes ou celui des minorités est ancré dans leur position dans la société, les soi-disant mouvements communistes et socialistes ne peuvent pas clamer une telle connexion objective avec les ouvriers comme entité sociale donnée. Si le communisme réellement existant représentait vraiment la classe ouvrière, cette objection semblerait aussi absurde que l’exemple des femmes que j’ai mentionné. De telles problématiques ne surgiraient même pas de la tradition de la pensée communiste. Mais le communisme contemporain se trouve dans les faits dans la même position que le socialisme utopique du temps de Marx, comme un ensemble d’idées, de modèles qui doivent être mis en place par des classes sociales. Le communisme s’est transformé en un mot de passe pour les partis réformistes non-ouvriers qui réalisent que leur programme a besoin de la puissance des travailleurs. Donc, maintenant, si quelqu’un pointe le fait que les travailleurs ne sont plus la force qu’ils ont été, ou que la théorie marxiste exagère leur signification sociale, alors, ces soi-disant communistes portent leur attention ailleurs: vers les peuples opprimés, vers les étudiants, les paysans, etc. C’est ce qui est arrivé jusqu’ici. Mais l’ouvrier reste ce qu’il est, dans sa situation objective, avec sa lutte contre le salariat et la propriété privée, avec sa solution pour l’humanité, et ne peut se battre contre le système actuel sans le communisme. Nous sommes des militants de ce mouvement. Ce mouvement, et ce mouvement seul, est notre réponse à la situation actuelle. Certains profs d’université ex-communistes peuvent demain devenir «Vert», social-démocrate, nationaliste ou même mystique ; la classe ouvrière ne le peut pas.

On peut aussi nous dire qu’on participe au mouvement ouvrier et communiste, mais avec les changements qui ont pris place dans le poids économique et social des ouvriers, notre victoire est impossible ; ou que la légitimité de notre révolution serait mise en question par la majorité de la société. Ma réponse, en dehors du fait que c’est une rhétorique du capital contre les travailleurs, c’est que pour la victoire il n’est pas nécessaire que les ouvriers forment la majorité, puisque le mécanisme de la victoire n’est pas un référendum par un jour ensoleillé. La société va être plongée dans la crise et la révolution. C’est la règle fondamentale du monde capitaliste. Au cours de la période révolutionnaire, les groupes sociaux se rassemblent autour des solutions et des slogans des classes principales de la société: les travailleurs et les capitalistes. La classe ouvrière triomphera car elle est l’épine dorsale de la production dans la société existante, celle qui mène à la société nouvelle et la classe sociale qui a une solution pour les souffrances humaines dans leur ensemble. La bourgeoisie n’a pas pris le pouvoir d’une autre manière, sans être autre chose qu’une minorité insignifiante. Ce qui est intéressant, c’est que les mêmes personnes qui aujourd’hui questionnent la légitimité de la révolution ouvrière sur la base du poids numérique des classes, ont déjà accepté la légitimité du règne d’une minorité insignifiante, la bourgeoisie. Le pouvoir de la classe ouvrière ne réside pas seulement dans son importance. Sa puissance tient essentiellement dans sa position dans la production capitaliste et dans la solution qu’elle propose à la société toute entière. Le jour peut venir où les employés de l’État et du secteur privé formeront la majorité, tout comme les paysans l’ont fait dans certaines périodes de l’histoire. Mais le conflit social qui va décider du destin de cette présumée majorité, est celui qui oppose les principales classes de la production sociale et leurs alternatives respectives. Jusqu’ici, la société bourgeoise a révélé son impasse totale et son incompatibilité avec le bonheur et l’intégrité humaine. Le communisme-ouvrier est la réponse à cette impasse.

Le temps pour les ouvriers de montrer de nouveau leur force sur la scène politique est arrivé, et cette fois, selon moi, dans le creuset du capitalisme, au cœur mêmes des terres où la classe ouvrière est réputée avoir décliné. Je crois que la réalité des années à venir, la puissance ouvrière fera mieux que n’importe quelle caisse de résonnance dans les têtes des ex-socialistes et leurs nouveaux partis.

Question: Au début de notre discussion, tu as fait référence à l’existence de différentes tendances opposées au sein du PCI. Mais des caractérisations comme droite, gauche et centre n’expriment pas vraiment les attributs sociaux et théoriques de ces tendances. Comment expliques-tu leurs caractéristiques politiques et sociales?

M.H.: Eh bien, pour faire ça, on doit d’abord comprendre le processus à travers lequel le parti a émergé et les influences exercées par les développements sociaux extérieurs. Le PCI a émergé d’un mouvement dans la gauche iranienne qui s’appelait lui-même le «marxisme révolutionnaire». Le cadre conceptuel de ce courant demeurait la critique du populisme et le retour à l’orthodoxie marxiste. Le PCI a émergé, comme courant critique, de la désintégration du socialisme populiste. Politiquement, il formait la section la plus à gauche de l’opposition de gauche en Iran. Mais en réalité, d’autres courants politiques et sociaux ont également pris part à la formation du PCI. Qui plus est, le «marxisme révolutionnaire» lui-même n’était pas un phénomène uniforme, abritant les plus sérieux conflits entre les tendances du communisme iranien.

Une fois que tu as analysé les conditions historiques sous lesquelles ce courant est apparu, tu peux distinguer deux tendances essentielles. Premièrement, la résurgence du mouvement ouvrier dans le courant de la révolution [de 1979] et la formation, ou tout au moins, l’arrivée au premier rang de ce mouvement, d’une couche de travailleurs socialistes. En d’autres mots, au sein de la révolution, le socialisme ouvrier en Iran est devenu actif. Deuxièmement, de manière simultanée avec ce mouvement ouvrier, nous avons été témoins d’une radicalisation intellectuelle et politique au sein de la gauche radicale non-ouvrière. La gauche iranienne était le mouvement de l‘intelligentsia. Au cours de la révolution, ce mouvement, totalement différent dans sa position sociale du socialisme ouvrier, s’est transformé en un marxisme révolutionnaire aux principes clairs, en opposition au populisme. Le «marxisme révolutionnaire en Iran» était effectivement un courant, mais il représentait l’alignement et l’influence mutuelle de ces deux branches sociales différentes. C’était, d’un coté, un pont les qui reliait politiquement et pratiquement, et d’un autre coté, un cadre commun pour l’existence maintenue du socialisme ouvrier et du radicalisme socialiste de l’opposition intellectuelle. Donc, un courant est apparu qui a rendu la gauche plus radicale, mais en dernière analyse maintenait une cause commune entre le socialisme ouvrier et le radicalisme de la gauche intellectuelle. La continuité et la coexistence était le résultat de l’alignement de ces de deux mouvements dans la lutte contre l’opposition de gauche populiste, de la méfiance envers les ouvriers, et de l’aliénation de la théorie marxiste.

Pour présenter les choses brièvement, le «marxisme révolutionnaire» en Iran, c’est-à-dire cette bannière sous laquelle le CPI a été formé, été fondé depuis le départ sur deux piliers différents. C’était le produit de l’alignement et de la coexistence de deux tendances sociales différentes: la critique marxiste de la gauche non-ouvrière, avec sa campagne contre le populisme, d’un côté, et le socialisme-ouvrier, avec ses conseils, ses grèves et ses leaders d’atelier, de l’autre. Il est certain que le développement de la critique marxiste ne pouvait rien faire d’autre que de mener la gauche radicale vers la classe ouvrière et vers une plus grande adaptation au socialisme ouvrier. Le mouvement de critique théorique et politique qui s’est développé au sein de la gauche radicale en Iran renforçait, dans tous les cas, le socialisme ouvrier. Mais comme tendance politique définie, le marxisme révolutionnaire en Iran n’était pas identique au socialisme ouvrier. C’était un bloc antipopuliste qui comportait plusieurs tendances. Il est évident qu’avec la chute du populisme, l’utilité de ce bloc tombait également.

La désintégration du populisme et la formation du PCI lui-même, comme preuve concrète du triomphe sur le populisme, était naturellement destiné à mettre fin à l’utilité de ce cadre de travail commun, brisant ses éléments constitutifs. Ce développement, qui signifiait une phase importante du développement du socialisme ouvrier en Iran, a largement pris place sous la forme de l’émergence de scissions au sien du PCI, qui depuis ont sont retournés dans le courant général du socialisme radical en Iran.

Ce cadre de travail commun était, dans tous les cas, le principe de base officiel et essentiel pour la formation du parti. Son programme, ses revendications et ses traditions avaient acceptés comme principes sur la base desquels le parti devait travailler. Mais le PCI ne devait pas rester confiné à ces courantes et tendances constitutives. Un certain nombre de tendances significatives se sont impliquées dans le PCI. Au Kurdistan, le nationalisme kurde avait dès le début, quoique sous des formes radicales et massives, pris part à la tradition de lutte de Komala. Dans le second congrès de Komala, le marxisme révolutionnaire a été officiellement victorieux. Le courant nationaliste a acquiescé, mais est entré plus tard dans le part sur les marges de Komala. D’un autre coté, à l’échelle nationale, le PCI? Et même avant cela, les organisations et les fractions marxistes révolutionnaires étaient devenues un pôle d’attraction pour la gauche radicale iranienne dans son ensemble. Si bien que, avec quelques modifications, les tendances les plus variées qui existaient au sein de la gauche radicale sont inévitablement entrées dans le parti. On pourrait décrire le PCI en 1983 comme le véhicule pour l’activité de toutes ces tendances sous le parapluie général du «marxisme révolutionnaire en Iran». Rien de plus naturel que, au vu des développements de la pensée politique au sein du parti et, plus important, des changements à l’échelle sociale en Iran et internationalement, cet équilibre entre les tendances ne pouvait pas durer. La combinaison de ces facteurs a éloigné les unes des autres les tendances politiques au sein du PCI ; une gauche, une droite et un centre, se sont développés comme développement des tendances internes du part dans ces nouvelles circonstances.

Question: Tu as dis que ces tendances avaient divergé sous l’impact de tendances internes et externes au parti. Quels sont ces facteurs et quelles formes prennent-ils?

M.H.: Le facteur le plus important, selon moi, c’est le développement que connait le soi-disant mouvement socialiste dans le monde. Quand le «révisionnisme» perd de sa signification, la gauche radicale, dont l’identité s’est définie sur la base de son «antirévisionnisme», perd le fondement de son existence même. La gauche radicale en Iran, y compris le courant marxiste révolutionnaire, qui a mis tout son cœur à sa pureté théorique et au retour à la théorie de Marx, qui a joui d’une signification et d’une pertinence principalement sur la base de sa critique du révisionnisme et non parce qu’elle constituait un cadre de travail pour une protestation sociale de classe. Si bien que ce à quoi nous assistons, c’est que la ligne du parti perd de son caractère critique, stimulant, vis-à-vis du monde qui l’entoure et se transforme en idéologie pour un parti politique, une philosophie pour le management du parti. C’était un phénomène très connu dans le parti depuis longtemps que les leaders écrivaient pour que le journal du parti puisse sortir et que la radio puisse émettre ses programmes. Ce sens de la légitimité et de l’urgence à amener chez tout un chacun ses idées en opposition à d’autres courants – un trait de l’ère de la critique antipopuliste – a graduellement disparu. Tout ça était inévitable, puisque le cadre de pensée antipopuliste du parti avait accompli son boulot et avait porté ses fruits organisationnels. Après la formation du parti, la véritable préoccupation a été de gérer les affaires du parti. J’ai pointé ça dans un éditorial du tout premier numéro de Besooy-e-Sosyalism, un an après la formation du parti. A chaque événement, on peut voir les prémisses de ce processus de divergences entre tendances sous la forme d’une ligne officielle qui s’installe et se laisse dominer par le fétichisme de l’organisation. La léthargie de ce courant coïncide avec des événements théoriques et politiques très importants dans le soi-disant mouvement communiste tout entier. Cela à provoqué une vague de retournements et de révisions au sein de la gauche intellectuelle. Seul un communisme qui a les réponses aux problèmes de cette période peut s’y développer.

Ces réponses dérivaient non de l’ancien cadre de pensée, mais de la critique de ce dernier du point de vue du socialisme ouvrier. En d’autres termes, quand les limites de l’antipopulisme et de son incapacité pratique à l’organisation de classe sont devenues claires, le socialisme ouvrier, comme tendance présente au sein du PCI, à commencé à se faire entendre de manière distincte. C’est dans cette période qu’on a vu apparaître une littérature différente, qui n’était pas ancrée dans la pensée antipopuliste. Le débat sur la question de la nature de l’Union soviétique, les discussions sur les organisations de la classe ouvrière, etc., quoique publiés comme ligne officielle dans les organes centraux, étaient de manière évidente critique de cette ligne officielle, et même critiques de certaines caractéristiques conceptions programmatiques fondamentales du parti. Pour moi, après la formation du parti, la ligne ouvrière, le courant de gauche, s’est graduellement – et après le troisième congrès, définitivement – séparée de la ligne officielle du parti. Pour autant que le PCI est concerné, la discussion sur le communisme-ouvrier a été avancée comme un défi pour le centre. La gauche a proclamé ses différences sociales de classe avec la pensée et la tradition pratique qui prévalait dans le parti.

La situation des tendances de droite, à l’heure actuelle, est le résultat des développements dans le monde extérieur. Le nationalisme Kurde est particulièrement influencé par la situation régionale [du Kurdistan]. En dehors du parti, on voit bien le cul-de-sac de cette tradition. La confusion politique et pratique du Parti Démocratique du Kurdistan [en Iran] et dans les courants de l’opposition en Irak, n’échappe à personne. Le nationalisme qui s’est maintenu en vie dans le PCI par ses concessions à des formes plus radicales et l’emprunt d’un langage marxiste, mène également à un cul-de-sac. Le nationalisme est le nationalisme: ses perspectives et son allure ne changent pas du fait d’être présent dans le PCI. La crise des socialismes bourgeois à l’échelle mondiale, l’inertie de la ligne officielle du parti, et, en définitive, les développements de la guerre Iran-Irak qui restreignent l’échelle d’activité pour ces forces, diminuent la flexibilité de ce courant, sa marge de manœuvre et son endurance. Ajoute à cela l’offensive de la gauche dans le parti, alors il est clair que cette tendance doit bouger, camper sa résistance à partir de ses positions propres.

La «nouvelle gauche» et les tendances sociale-démocrates sont toutes deux le résultat de la situation internationale récente. Ces développements ont permis à toute une section de militants de la gauche radicale de reconnaître leurs véritables positions politiques. Toute notre argumentation a consisté à dire que la gauche iranienne était essentiellement un courant démocratique anti-despotique. Il y a dix ans, en raison du prestige du marxisme, la petite bourgeoisie dissidente a articulé ses préoccupations, ses tendances, au nom du marxisme. Mais pourquoi est-ce qu’ils devraient conserver cette couverture, maintenant que dans le monde entier ils déclarent la mort du marxisme?

Qui plus est, la gauche intellectuelle iranienne venait juste de trouver l’opportunité de connaitre les courants de pensée non-marxiste à grande échelle. Dans ces circonstances, avec le gorbatchevisme en Union soviétique et le trou dan la couche d’ozone, cette tendance ne pouvait plus vraiment se contenter d’un parti avec une tradition spécifiquement antipopuliste – pour ne rien dire de son évolution vers le discours actuel sur le communisme-ouvrier.

Tout cela signifie que dans le PCI, tout comme dans la société dans son ensemble, le socialisme non-ouvrier est en train d’atteindre une impasse, et que ce socialisme ouvrier s’est séparé de l’histoire, de la théorie et de la pratique de la gauche non-ouvrière. La situation mondiale a grandement accélérée ce processus au sein du PCI.

Question: Si, ni le communisme-ouvrier, ni l’ancien cadre de pensée au sein du parti ne représentent un retour à l’orthodoxie marxiste, alors tes critiques actuelles ne devraient pas inclure une critique théorique de l’ancien style du parti. Et, en effet, il semble qu’au sein du parti, le communisme-ouvrier ait été compris comme une critique, non de son ancien système de pensée, mais aussi de sa pratique. Est-ce que tu penses que cette conception est correcte?

M.H.: Non. C’est, bien sûr, comme ça que bon nombre de camarades aiment à le penser, puisque d’une certaine manière, ça placerait la discussion actuelle dans la continuité de la précédente et ça préserverait, peu ou prou, la continuité historique du parti. Je crois que le communisme-ouvrier contient une sérieuse critique théorique du système de pensée qu’on appelle, en Iran, le marxisme-révolutionnaire. Le fait que tous deux mettent l’accent sur l’orthodoxie marxiste n’est pas assez, même au sens théorique, pour les considérer comme identiques. Cela porte précisément sur une conception différente du marxisme et de l’orthodoxie. Cela pour dire que le communisme-ouvrier porte une sérieuse critique de notre passé intellectuel et politique. Laisse-moi développer, puisque je crois que c’est un point important, particulièrement pour l’avenir de ce courant au sein du Parti communiste d’Iran.

J’ai dit plus tôt que je partais de la confrontation de mouvements comme phénomènes sociaux, et que c’est uniquement sur cette base que je comprends la confrontation de doctrines et de systèmes de pensée. La «marxisme révolutionnaire en Iran» était un mouvement social intellectuel-politique. C’était le cadre intellectuel pour un courant réel qui émergeait au sein de la société iranienne à une période particulière, produisant des effets tangibles et des résultats mesurables à l’échelle sociale. Nombreux sont satisfaits de voir cela comme un titre choisi par l’Union des militants communistes comme groupe communiste. Ces gens ne sont même pas de bons historiens. La vérité, c’est que le marxisme-révolutionnaire était un courant critique au sein de la gauche radicale non-ouvrière, qui a gagné une large influence au sein de la gauche entre 1978 et 1982, jusqu’à transformer le profil politique et théorique de la gauche. Ce courant a questionné le fonds commun de toutes les tendances de la gauche radicale en Iran, c’est-à-dire le populisme, et il est devenu un instrument pour un renversement théorique fondamental au sein de la gauche. En fait, dans l’histoire de la gauche iranienne, nous avons rarement été témoins d’un cas aussi classique de germination et de popularisation d’une critique, d’un système critique. Exactement comme une école de peinture, de musique, ou de critique littéraire, devient courante, le marxisme révolutionnaire s’est généralisé au sein de la gauche radicale iranienne. Des idées qui avaient été formulées par un petit groupe, ont soudain trouvé des porte-paroles, des agitateurs, des partisans dans toute la gauche. La pression de ce courant critique s’est développée dans toutes les organisations de gauche. Non seulement de fortes tendances favorables ont émergé en leur sein, mais même ses adversaires, très rapidement, ont commencé à grappiller sa terminologie et ses formulations. Ça représentait un glissement vers la gauche du socialisme radical en Iran. Très vite, c’est devenu une force importante, le courant principal de la gauche radicale en Iran, capable de fonder le parti politique le plus prestigieux et le plus actif, c’est-à-dire la Parti communiste d’Iran. Pendant la révolution de 1979, la gauche iranienne s’est polarisée, son centre s’est désintégré, sa droite a penché ver le parti Tudeh et la social-démocratie, tandis que la gauche, en se basant sur la critique marxiste révolutionnaire du populisme, s’est transformée en un puissant parti.

Clairement, ce courant critique portait à l’avant-scène l’orthodoxie marxiste contre le populisme, et la plupart de ses militants ne réduisaient pas le marxisme à la critique du populisme. Oui, comme mouvement social, il reflétait un profil bien défini. Ce que nous, militants et acteurs de ce courant, comprenions du marxisme était une chose, et ce qui était mis en œuvre par le marxisme révolutionnaire, comme mouvement objectif, en était une autre. C’est ce dernier aspect qui est significatif, et c’est vrai de tout mouvement. Il n’y a que la partie des idées, de la conscience des leaders et des militants d’un courant qui devient la marque distinctive objective, intellectuelle, d’un mouvement ans son ensemble, qui correspond aux traits, aux nécessités sociales et matérielles de ce mouvement. Il est engagé dans une préoccupation sociale bien définie, qui ne reflète pas la perspective de ses militants, de ses penseurs, de ses leaders dans leur ensemble. Le courant marxiste révolutionnaire représentait la radicalisation des intellectuels de gauche iraniens sous la pression du socialisme ouvrier et de l’autorité intellectuelle du marxisme, qui venait seulement d’être introduite auprès de la gauche iranienne, en tout cas dans une interprétation rigoureuse. Comme tendance, ce marxisme révolutionnaire ne se rapportait à l’orthodoxie que dans la mesure où cela servait les besoins d’une gauche non-ouvrière active dans une révolution spécifique. Peut-être que la plupart des militants avaient en tête une vision soit plus large, soit plus limitée.

Le fait que ce mouvement recourait au marxisme prenait place dans les limites de la problématique sociale spécifique qu’il avait mise en place. Le communisme-ouvrier a critiqué et transgressé ces limites elles-mêmes. Le résultat, c’est qu’il a lui-même ouvert un certain nombre de problèmes théoriques et programmatiques qui ne pouvaient pas être posés, encore moins résolus, dans le cadre du marxisme révolutionnaire en Iran. La question cruciale, c’est de savoir à quoi, au sein du marxisme, se réfèrent chacun de ces courants: «marxisme révolutionnaire en Iran» et communisme-ouvrier. Une formule très brève, simplifiée, de critique théorique actuelle du système de pensée connu comme «marxisme révolutionnaire en Iran», serait qu’il manque d’une perspective historique et d’une compréhension sociale du marxisme comme théorie et comme mouvement. Selon moi, ce courant a été un très bon interprète du marxisme comme théorie – bien sûr, pour autant que la cause sociale qu’il poursuivait nécessite qu’il ait recours au marxisme. Il en a tiré des conclusions tactiques et politiques généralement correctes. A cette date, chaque position prise par cette tendance sur les questions politiques clef depuis la révolution de 1979 et après sont restes valables. Si bien que le problème, c’est que pour ce courant, le marxisme était au fond toujours une théorie ; une théorie qui critiquait les réalités du monde capitaliste et qui exprimait la critique ouvrière de la société capitaliste. Cette critique, cette théorie, formaient le point de départ pour concevoir une pratique sociale. Le marxisme révolutionnaire en Iran cherchait à organiser un mouvement pratique, et ouvrier bien sûr, sur la base de cette théorie. C’est un point de vue inversé. Le point de vue anhistorique de ce courant et son éloignement vis-à-vis de l’un des piliers fondamentaux du marxisme se révèle ici. Le marxisme révolutionnaire en Iran ne voyait pas encore le marxisme, comme théorie, de la même manière que Marx traitait la théorie en tant que telle. En d’autres mots, il traitait le marxisme lui-même, en tant que théorie, d’une manière anhistorique et non-sociale. Les thèses de Marx sur Feuerbach, qui expriment de la manière la plus concise le point de vue de Marx sur les relations entre la pensée et la pratique sociale de classe, s’appliquent également au marxisme en tant que théorie définie. On ne peut pas considérer toutes les idées de l’être humain comme produits de sa société, leur attribuer des causalités historiques, mesurer leur justesse ou leur fausseté par leur pratique sociale, et en même temps comprendre le marxisme lui-même comme une idée qui s’abstrait, qui aurait la primauté, sur la pratique sociale, indépendamment de ses causes historiques, comme si c’était un ensemble d’axiomes vrais sur le monde objectif. Il va sans dire que les composantes de la théorie de Marx, son explication des différents modes de production, des sources de profits, des origines de l’Etat, sont des opinions scientifiques, compréhensibles indépendamment. Mais les accepter ne signifie pas accepter le marxisme, puisque celui-ci est, dès le début, une critique ; pas une critique sur le monde d’un esprit qui lui serait extérieur, mais une critique par une pratique sociale définie, par un mouvement matériel objectif, de la société dans son ensemble. On ne peut pas rassembler les idées du marxisme comme un ensemble de croyance et appeler ça du marxisme. Le marxisme, cela veut dire situer dans une situation sociale et dans le contexte d’une pratique critique sociale, pour rendre l’application de ces idées – comme critique – possible. Dans le séminaire [sur le communisme-ouvrier] j’ai essayé d’expliquer comment ce lieu théorique spécifique et cette pratique sociale spécifiques sont indissociables du marxisme comme théorie, et comment un marxisme non-ouvrier est une contradiction dans les termes.

J’ai fait référence à cette faiblesse du cadre de travail intellectuel du deuxième congrès. Je disais que nous devions non seulement retourner à la théorie du marxisme, mais aussi à sa base sociale. Le marxisme n’est pas une critique scolastique et philanthropique du capitalisme. C’est une critique ouvrière, en tant que classe définie et que combattant actif dans la société capitaliste. Adopter cette position sociale, pour un parti politique, est tout autant un critère pour être marxiste que d’accepter la théorie de la plus-value. Pour nos camardes, ce n’était pas une révision théorique du cadre de pensée antérieur, mais, plutôt, un appel pour une orientation pratique en direction de la classe ouvrière. Mais, comme je l’ai signalé, c’est une question théorique profonde qui révèle elle-même, et qui a déjà révélé, de sérieuses différences dans l’analyse théorique des problèmes auxquels nous faisons face. On l’a vu par exemple ces divergences dans les discussions sur l’Union soviétique.

Le programme du PCI, dans la tradition du marxisme révolutionnaire en Iran, attribue la défaite finale de la révolution ouvrière en Union soviétique à la «domination du révisionnisme». Ma discussion, publiée dans le bulletin sur la question soviétique, critique et rejette précisément cette formulation. Au lieu de regarder les causes de cette défaite dans les déviations de tel ou tel individu vis-à-vis du marxisme comme théorie, notre point de départ est le mouvement social de la classe ouvrière, ses limites et ses perspectives ou leur absence. Seulement alors, on peut examiner les causes du changement dans l’application du marxisme comme théorie par le mouvement social d’autres classes. Sur le concept de révisionnisme lui-même, nous rejetons le point de vue doctrinal. Nous examinons le révisionnisme comme le système intellectuel et la superstructure de mouvements sociaux. Nous sommes en conflit avec ces mouvements sur la base de l’opposition de la classe ouvrière, et pas seulement parce qu’ils ont déviés de la doctrine. Sur d’autres questions, de la même manière, comme la situation internationale, les luttes économiques des travailleurs, les réformes, l’analyse de l’histoire du communisme, la détermination des tâches et des perspectives du Parti communiste, le travail communiste au sein de la classe, etc., nous pouvons voir des différences théoriques sérieuses entre le communisme-ouvrier et l’ancien cadre de pensée. Tant que l’ancien point de vue dirigeait pour l’essentiel sa critique contre le populisme, ces différences n’étaient pas mises en lumière. J’ai dit que dans ce champ particulier, c’est-à-dire tant que la pensée marxiste prend le populisme comme cible, on ne peut pas dire beaucoup plus, ou rien de très différent. Mais une fois que le populisme est sorti, et que de nouvelles questions, particulièrement celles de la pratique communiste et de la crise des socialismes bourgeois se posent, les défauts de l’ancien cadre de travail deviennent frappants.


Traduit par Nicolas Dessaux et Stéphane Julien - 1er décembre 1989 - Communisme Ouvrièr


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